Séquence d'ouverture du film
« Mon écriture à moi, c’est la liaison entre les phrases des autres »(1) a déclaré Leos Carax. En effet, énormément de citations parsèment Mauvais Sang et la séquence d'ouverture n'y fait pas exception. Le réalisateur-alchimiste puise dans la littérature, le cinéma, l'art ou la culture populaire pour composer son propre style (visuel, sonore et verbal). L'introduction du film, à la manière de l'incipit d'un roman, présente immédiatement l'intrigue au spectateur, alors stimulé par l'imprévisibilité de la première scène. Le réalisateur contextualise le récit en exposant les circonstances (lieu, époque, personnages) et annonce en filigrane les principaux thèmes qui seront abordés : le polar lui servira en fait de prétexte pour parler de la passion amoureuse et de la beauté de l'art.
Hormis le générique, cette séquence se compose de 35 plans fixes de courte durée (variant de 2 à 23 secondes) filmés en longue focale. Seule la première scène déroge à ce postulat. Un travelling latéral en plan d'ensemble dans une rame de la station de Pasteur nous conduit vers un homme de dos qui chutera sur les rails au moment où un métro s'approche. Une surprenante coupe temporelle et spatiale est effectuée, grâce à un racord à la fois géométrique et chromatique (voir l'image animée à droite), et la scène suivante présente deux hommes (Marc/Michel Piccoli et Hans/Hans Meyer) débattant à propos de la mort de l'homme, que les journaux attribuent à un suicide, mais dont Marc est convaincu qu'il s'agit d'un meurtre. Leur débit est mécanique, nerveux, et dénué d'empathie (plutôt que de les attrister, l’assassinat de leur camarade les alerte quand à leur propre sort, qui est alors menacé) et leurs phrases sont courtes et catégoriques. Ce champ-contre champ verbal n'est pourtant pas reproduit comme tel à l'image, et les personnages sont davantage filmés en position d'écoute. Il faudra une rupture, un élément perturbateur (l'arrivée de l'Américaine) pour que Marc ne prononce plus ses paroles hors-champ, et même face caméra (dans une curieuse contradiction : « J'veux pas voir ça » nous dit-il les yeux dans les yeux, à 2"34). Les cadres serrés avec peu de profondeur de champ et la bande sonore installent les protagonistes dans un climat oppressant et d'isolement (nottament les gros plans de briquet, de rasoir ou de revolver, voir les illustrations ci-dessous). La menace qui rodait autour d'eux se matérialise en l'apparition de l'Américaine, chef d'un gang rival, accompagnée de ses hommes de main, qui vient leur poser un ultimatum : payer leur dette dans deux semaines. Malgré le
MISE EN PLACE
DE LA MÉCANIQUE
NARRATIVE
(1) PICHON Alban, Leos Carax, l'expérience du déjà-vu
Plan 4
Du titre jusqu'à la dernière scène, le rouge représentera la continuité narrative du film, une tâche couleur sang constamment présente et menaçante et chargée d'une forte symbolique : la maladie (le rouge « contamine » visuellement le film, allégorie du virus STBO qui se propage), la mort, la passion et l'amour, mais aussi parfois, la source de désir (le drap sur lequel s'allongera la femme désirée), de chaleur (la comète Halley qui provoque des températures caniculaires, évoquée par l'Américaine dans l'ouverture), de réconfort, d'espoir.



Plan 12
Plan 16
(LITTÉRAIRE)
Avant même de plonger le spectateur au cœur d'une intrigue de film noir, Leos Carax lui fournit d'abord (en moins d'une minute) au moins trois références poétiques : il cite de façon sibylline Jean Cocteau, Charles-Ferdinand Ramuz et Arthur Rimbaud. Une épitaphe à Jean Cocteau apparaît textuellement au générique, à travers le le nom de la société de production Plain-Chant, qui est le titre d'un poème écrit par ce dernier en 1923. Le personnage d'Alex aura même une apparition de Jean Cocteau au cours du film et reproduira un plan du Sang d'un poète (1930). Quelques secondes plus tard, une voix nous parvient d'une autre époque, et énonce un extrait de la nouvelle de Charles-Ferdinand Ramuz, L'amour de la fille et du garçon publiée en 1905. Enfin, l'allusion à Arthur Rimbaud est inévitable puisqu'il s'agit du titre du film (un poème en prose du recueil Une saison en enfer, écrit en 1873).
(PICTURAL)
Avec l'apparition de l'image, c'est aux artistes peintres que Carax va alors rendre hommage. Dans la rame de métro, les espaces publicitaires sont remplacés par d'immenses toiles polychromiques composées de couleurs primaires qui évoquent l'art abstrait. Progressivement, les toiles que nous apercevons par les vitres d'un métro qui traverse le plan sont de plus en plus épurée, jusqu'à aboutir à un monochrome bleu, qui convoque immédiatement le souvenir d'Yves Klein. Cette esthétique des tons primaires sera présente dans l'intégralité du film. Les couleurs vives, à la limite de la saturation sont porteuse d'une énergie et sont probablement la cause ou le reflet de la fièvre romanesque qui anime les personnages. Quant à l'intérieur du logement de Marc, faux jumeau de Picasso (on remarquera également le parallélisme entre les noms Piccoli/Picasso), semble avoir été élaboré sous l'influence graphique de Piet Mondrian.
UNE ESTHÉTIQUE
INFLUENCÉE PAR
DIVERS HORIZONS
ARTISTIQUES



Toiles apparaissant
dans le métro


Piet Mondrian
Composition II en rouge, bleu et jaune
1930
Plan 28
"Il le lui a dit. Il lui as dit veux-tu?, elle n'a dit ni oui, non, c'est une fille avec un garçon."
le cadrage en plongée, l'Américaine (seule figure féminine apparue jusqu'à présent) affirme sa domination par une attitude sentencieuse et faussement bienveillante. En contre-champ, Marc qui est filmé en contre-plongée semble plus démuni encore, sa silhouette se délimitant sur un arrière plan rouge écarlate (la façade d'une l'ancienne boucherie chevaline qu'il occupe). Il se retrouve métaphoriquement au pied du mur. La résolution des problèmes de Marc à également trait au sanguinaire puisqu'elle est liée au virus, et en particulier à son moyen d'immunisation : il tentera de dérober le vaccin contre le STBO (ça n'est pas un hasard si la première image du film est centrée la plaque de métro de la station PASTEUR), mais son entreprise aboutira à une fin tragique, la mort du jeune Alex blessé mortellement par une balle de revolver.


(CULTURE POPULAIRE)
Leos Carax puise également son inspiration dans la culture populaire. La bande dessinée, par exemple, joue un rôle majeur dans l'imaginaire du réalisateur. Il reproduira dans le film quelques vignettes des albums de Hergé. En ce qui concerne les célèbres dessinateurs, le nom d'Hugo Pratt figure au générique de Mauvais Sang. Il incarne Boris, l'homme de main de l'Américaine, on le voit apparaître dès le premier plan (il s'agit de l'homme dans le métro, qui se tient derrière celui qui va être poussé sur les rails, et tout indique qu'il est directement responsable de cette mort tragique). Aussi, on peut voir dans une série de très gros plan de la photo de la victime publiée dans un journal, une forme d'hommage au dessinateur, puisque la dernière image ressemble bien plus à un dessin qu'à une photographie.
Le personnage de Boris/Hugo Pratt, dont l’identité est encore inconnue au spectateur au moment du drame initial, nous donne pourtant un indice quand à l'événement qui va amorcer l'appareil narratif. Immobile et le dos fendu de bretelles croisées, il utilise le code visuel de la croix pour nous prévenir qu'une mort violente est imminente. Cette pratique est associée à Tony Camonte, alias Scarface, dans le film culte d'Howard Hawks réalisé en 1932. De plus, il s'avère que Boris sera momentanément balafré d'une larme sur sa joue gauche (il s'agit en fait d'une goutte de sueur qui trace son sillon à partir du coin de l'oeil) quelques plans plus tard. Scarface est cité une troisième fois dans cette scène d'ouverture, au cours de gros plans débullés sur des mots isolés de l'article de journal.










Un néon en forme de X domine la scène pendant que Tony et sa bande prennent d'assaut la voiture d'une bande rivale.
Une victime de Tony Carmonte gît sur l'ombre d'une croix sous un panneau "undertaker" (croque-mort).
Plan 30
Le célèbre personnage Corto Maltese, dessiné par Hugo Pratt
Plan 3
Plan 21
MANIFESTE D'UN
CINÉASTE ÉRUDIT
« J'arrive plus à rien oublier. Mes émotions, elles s'effacent plus les unes des autres comme avant. Elles s'entassent. Elles s'empilent ». C'est la confidence que fait Marc à son ami Hans, après le passage de l'Américaine. A travers ces mots, c'est aussi ce très jeune réalisateur qui s'adresse indirectement à nous, il puise dans sa mémoire cinéphilique et l'art (sorte de virus dont Carax semble contaminé) devient le matériau premier de ce thriller expressionniste et poétique qu'est Mauvais Sang. Il parvient cependant à créer un univers unique, passionnant et intelligemment construit, puisqu'il n'est pas indispensable de connaître toutes les références qui traversent ce film pour être touché par la pureté de cette aventure humaine.
Portrait de Pablo Picasso
source : lescahiersnumériques.blogspot.fr